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Céline ou l'art de la suspension

Céline ou l'art de la suspensionCéline ou l'art de la suspension
« À la demande des éditeurs, L.F. Céline a supprimé plusieurs phrases de son livre ; les phrases n'ont pas été remplacées. Elles figurent en blanc dans l'ouvrage » précise une note imprimée en pied au revers de la page de dédicace et au même niveau que l'amusant « copyright by Louis Ferdinand Céline » de la page de justification.
 
 

Les 1012 exemplaires de l’édition originale de Mort à crédit, parue en 1936, comportent en effet, à l'exception de certains hors commerce, quelques espaces blancs parsemés dans le texte. Suppression d'un mot, d'une phrase ou de quelques lignes dont l'absence est ainsi accentuée par ces places vacantes dans le corps du texte.
Loin d'une censure officielle, ces « trous » sont l'œuvre de Céline lui-même qui, se voyant reprocher par Denoël certains passages trop salaces, eut l'idée de génie de remplacer les prosaïques détails de certains ébats par de bien plus éloquents stigmates qui laissent libre court à l'imagination du lecteur.
Véritable réinterprétation pornographique de l'adresse de Diderot à Sophie Volland : « partout où il n'y aura rien lisez que je vous aime », l'invitation silencieuse de Céline à ses lecteurs est bien plus puissante que les saillies littéraires qu'elle remplace.
Ainsi de l'une des premières coupes :
« un soir au mur il y eu un scandale. Un sidi monté
 
 
 
                Il s'était fait finir ! Mais oui ! qu'était certaine la Vitruve. En commentant ça. »


 

 
Mystérieux et suggestif voile posé sur ce qui est en réalité la description d'un viol pédophile, dont les lecteurs ne prendront connaissance qu'en 1981, dans la seconde édition de la Pléiade, lorsque les passages coupés seront définitivement rétablis.
D'une simple et juste prudence éditoriale, Céline a fait une véritable œuvre dans l'œuvre, puisque le sujet principal des passages supprimés est justement le « voyeurisme », thème capital de l'œuvre Célinienne et que cette auto-censure exacerbe. On peut même douter que Robert Denoël soit le véritable responsable de ce caviardage aussi médiatiquement efficace que sémantiquement pertinent et dont Céline fit lui-même la promotion :
« Avec le texte intégral du roman, c'est bien simple : nous allions tout droit aux poursuites pour outrages aux bonnes mœurs. Nous avions manqué le Goncourt. Nous ne raterions pas la correctionnelle. » On notera l'habile parallèle entre reconnaissance et justice.
En réalité, les coupes sont loin d’être aussi importantes que semble le suggérer cette prudence auctoriale. Elles répondent même à une étrange logique narrative. Après une mise en bouche dès la page 29, les blancs savamment distillés ne sont dus qu’a la mise en page très aérée des chapitres et courts paragraphes et le lecteur devra attendre la page 169 pour découvrir une seconde élision, d’ailleurs tout à fait inutile au regard du contexte éloquent :
Aussi discrète qu’une erreur d’impression, la suppression du simple mot « craque » dans : « Comment qu’elle devait être sa             si elle jutait fort ? en jaune ? en rouge ? Si ça brûlait ? », n’est clairement qu’un effet stylistique afin de relancer l’attention du lecteur.
Car c’est 30 pages plus loin que l’écrivain entame son véritable travail de caviardage par le vide, jusqu’au climax de la double page 222, 223, qui donne l’impression d’une censure intense, tout en dévoilant par l’exagération du procédé la volonté satirique de l’auteur mise en exergue par ce paragraphe tronqué :
« Oh le gros petit dégueulasse… il regardera plus par les trous ! …
 
 
 
J’osais pas trop en ôter… »
Cet aveu de l’écrivain gouailleur est une des nombreuses clés de lecture de cette pseudo autocensure d’un auteur qui a fait de la suspension son identité littéraire. Nullement victime de la couardise de son éditeur, Céline est, selon toute vraisemblance, l’instigateur de cette audacieuse « intervention chirurgi­cale » (pour reprendre l'expression de Baudelaire), en parfaite complicité avec Denoël. L’écrivain prête d’ailleurs astucieusement à son éditeur la même pusillanimité à propos de ses points de suspension :

« Denoël, les trois petits points ne lui plurent guère. Effrayé, qu'il était. Réprobateur. Nous quittions la bonne tradition, nous répudiions toute forme : ça ne se rattachait plus à rien...  Ah, cette fois, mon éditeur ne répondait plus du succès ! Il se devait de dégager sa responsabilité. De tirer son épingle du jeu...
« Cher Céline, commençait-il, je crains que vous ne vous soyez fourvoyé... Voyons, même pour un homme comme vous, il y a des limites, une mesure à garder ! »
Les traits sévères, le regard perplexe, une angoisse (mais très digne) dans la voix. Brave Denoël, va !... « Mon bon ami, je vous mets en garde. » Et puis il y avait autre chose. Ces passages trop osés, vraiment trop osés ! Evidemment, l'art a bien des droits, mais quand même !... »
 


En mêlant dans les reproches de Denoël, la ponctuation élusive et la crudité du vocabulaire, Céline souligne la corrélation entre le non-dit et le trop explicite, et invite ainsi le lecteur à réinterpréter les « quelques places vides » comme des marques ostensibles de style, au plus grand plaisir de son bien peu timoré éditeur. 
Cette double page centrale grélée de trous suffisant à produire l'effet désiré, les "censures" disparaissent ensuite complètement, comme si Denoël n'avait plus rien à reprocher au style de son poulain dont l'art pouvait à nouveau et impunément reprendre ses droits.
Il n’est d’ailleurs pas anodin que les facétieux camarades de jeu aient choisi d’imprimer deux versions des tirages de luxe, l’une hors commerce sans coupes (afin de prouver l’existence et la crudité des parties supprimées) et l’autre agrémentée de ces précieux « blancs » qui n’en sont pas.
Mais c'est sans doute au cœur de l'œuvre même que l'on trouve une subliminale évocation de la complicité des deux compères fouettards :
« Nous deux, Robert et moi, c'était le moment qu'on grimpe sur le fourneau de la cuistance pour assister au spectacle… C'était bien choisi comme perchoir… On plongeait en plein sur le page… »

Ce qui advient sur ledit « pageot », la page, elle, ne le dit pas, mais le lecteur entend le rire de Louis-Ferdinand en écho car, comme le silence qui succède Mozart, les « blancs » qui parsèment Mort à crédit sont encore de Céline.
 

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dirassen64 - 09/06/2024 09:53

L'auteur laissant au lecteur le soin de finir son travail ? de l'éclairer peut être sur ses propres intentions ? mais n'est-ce pas ce qu'il se produira de toute façon à chaque fois qu'au bout d'une écriture vraie et stimulante il y aura une lecture vraie ? l'auteur fait don de son œuvre au monde, il l'abandonne et qui la lit la recrée. Sans quoi, pourquoi vouloir être publié ?