Camus & Char, une grande et belle amitié littéraire
A la remise de son prix Nobel, Camus déclarait en conférence de presse:
"Notre plus grand poète français selon moi, je veux dire René Char, qui est pour moi non seulement un poète, un grand poète et un écrivain d'immense talent, mais qui est pour moi comme un frère. [...] Depuis Apollinaire [...] il n'y a pas eu dans la littérature française de révolution comparable à celle qu'a accomplie René Char."
L’amitié entre Albert Camus et René Char figure parmi les plus belles et fructueuses de la littérature française.
Pourtant, rien ne semblait destiner l’écrivain journaliste algérois et le poète provençal à se rencontrer et encore moins à s’apprécier. Camus n’entendait rien à la poésie et Char n’avait aucun goût pour le roman, ceux de Maurice Blanchot mis à part.
Pourtant, c’est par leurs œuvres respectives que les deux artistes se découvrent et s’apprécient. Ainsi avant Camus et Char se rencontrent Caligula et Hypnos, illustrant tous deux la responsabilité du poète face à la violence du monde.
« Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté. » (Char, Feuillets d’Hypnos).
C’est cette exigence commune de la Beauté comme réponse politique à la démesure des idéologies qui unit les deux artistes au sortir de la guerre.
Ferment de leur amitié, cette première « reconnaissance » inaugure une correspondance de douze années au fil de laquelle croît leur affection mutuelle et se révèlent leur convergences artistiques :
« Je crois que notre fraternité – sur tous les plans – va encore plus loin que nous l’envisageons et que nous l’éprouvons. » (Char à Camus, 3 novembre 1951).
« Quelle bonne et profonde chose que de se détacher peu à peu de tout ce et tous ceux qui ne méritent rien et de reconnaître peu à peu à travers les années et les frontières une famille d’esprits. Comme on se sent beaucoup tout d’un coup à être enfin quelques-uns… » (Camus à Char, 26 février 1950)
Ces « quelques-uns », référence à la citation de Gide : « Je crois à la vertu du petit nombre ; le monde sera sauvé par quelques-uns », Char et Camus tenteront de les rassembler en fondant ensemble la revue
Empédocle : « Il est peut-être temps que les quelques-uns dont parlait Gide se réunissent » écrit Camus à Guilloux en janvier 1949. Ils publieront des écrits de Gracq, Melville, Grenier, Guilloux, Blanchot, Ponge, Rilke, Kafka… Les dissensions internes auront rapidement raison de la revue, et c’est ensemble qu’ils abandonneront le projet.
Leur amitié, elle, est sans ombre. Les deux hommes se retrouvent régulièrement en Provence, terre natale de Char et devenue, grâce à lui, le pays d’adoption de Camus.
Ils partagent leurs manuscrits, se confient leur doutes : « Plus je produis et moins je suis sûr. Sur le chemin où marche un artiste, la nuit tombe de plus en plus épaisse. Finalement, il meurt aveugle. Ma seule foi est que la lumière l’habite, au-dedans, et qu’il ne peut la voir, et qu’elle rayonne quand même. Mais comment en être sûr. C’est pourquoi il faut bien s’appuyer sur l’ami, quand il sait et comprend, et qu’il marche lui-même du même pas. »
Ils se dédient leurs œuvres (la réédition des
Feuillets d’Hypnos et
Actuelles) et s’adressent sur chaque nouvel exemplaire des dédicaces qui, chacune, scellent leur fraternité d’armes et d’âme.
« à René Char qui aide à vivre, en attendant notre royaume, son ami et son frère en espoir. » (manuscrit de La Peste)
« Pour Albert Camus, un des très rares hommes que j’admire et que j’aime et dont l’œuvre est l’honneur de ce temps. René Char » (Fureur et mystère)
« [à RENÉ CHAR], frère de route, ce livre de bord d’un commun voyage vers le temps des hommes, en attendant midi. Affectueusement Albert Camus » (Actuelles I)
« Pour Albert Camus, dont l’amitié et l’œuvre forment une Présence qui éclaire et fortifie les yeux » (Art bref)
« Ah si seulement les poètes consentaient à redevenir ce qu’ils étaient autrefois : des voyants qui nous parlent de ce qui est possible… Que ne nous donnent-ils l’avant-goût des vertus à venir. Nietzsche ».
« A vous cher René, seul poète de votre temps à avoir répondu à cet appel, de la part de votre frère fidèle, A. C. » (Actuelles II)
Cette communion atteint son paroxysme à la sortie des Justes et des Matinaux :
« Le premier exemplaire des
Matinaux sur papier de tête sera pour vous et envoyé par mes soins […] Si tant est qu’un livre est écrit pour quelqu’un, c’est pour vous que celui-ci l’est (écrit et respiré). C’est un rare visage, affectionné et admiré, que celui que la pensée et le cœur appliquent sur la terre d’un livre. Tel est le vôtre. »
Camus répond par cette dédicace sur le grand papier des
Justes : « à René Char, le premier sur la route du soleil, C[es Justes] qui attendaient ses Matinaux pour être enfin justifiés, avec la fraternelle amitié d’Albert Camus. »
Avant cet exemplaire, Camus avait déjà fait envoyer à Char un service de presse, sans dédicace « pour vous faire patienter. Celui que je vous réserve m’attend à Paris et je pourrai vous le dédicacer à loisir ».
Camus avait déja adressé à Char un premier exemplaire de
Noces, ode à son pays natal, initialement parue en 1939, bien avant leur rencontre : " A René Char, pour ramener entre nous deux ces années où je ne le connaissais pas mais qui contenait déja les raisons de notre amitié."
Une seconde dédicace sur Noces souligne combien cette oeuvre de jeunesse qui célèbre "les noces de l’homme avec le monde" est une révélation précoce de ce qu'ils nommeront leur "fraternité de planète" :
" à René Char, ces premières Noces,
avec le meilleur du cœur.
Albert Camus ».
Cet exemplaire de
Noces envoyé à Char a sans doute été adressé en octobre 1953 avec les autres « reliés » (les cartonnages Prassinos – cf. lettre du 23 octobre 1953), de même que
cet exemplaire des Justes.
Rédigée à cette date, la dédicace de Camus sur cette œuvre :
" à René Char, frère de ceux-ci,
dont il a fait toute la route
avec l'admiration
et l'affection de son ami "
prend alors une nouvelle ampleur : dernier opus du cycle sur la révolte,
Les Justes annonce la grande œuvre théorique de Camus,
L’Homme révolté, qui lui vaut les foudres et l’inimitié de l’intelligentsia française, dont Sartre. Camus est très profondément affecté par la violente incompréhension de ses pairs. René Char, confident de la longue maturation de l’œuvre, est un des rares à défendre publiquement « ce grand livre de secours, pathétique et net comme une tête trépanée ».
Peu de temps avant la sortie du livre, Char achevant la lecture du manuscrit, écrivait une lettre prophétique à son ami : « Après avoir lu et relu votre Homme révolté, j’ai cherché qui et quelle œuvre de cet ordre – le plus essentiel – avait pouvoir d’approcher de vous et d’elle en ce temps ? Personne et aucune œuvre. […] j’ai admiré à quelle hauteur familière (qui ne vous met pas hors d’atteinte, et en vous faisant solidaire, vous expose à tous les coups) vous vous êtes placé pour dévider votre fil de foudre et de bon sens. Quel généreux courage ! […] Comme c’est magnifique de s’enfoncer dans la vérité. »
C’est justement cette vérité confrontée à sa propre violence dont traite
Les Justes auquel Camus consacre d’ailleurs un chapitre entier de son essai.
A propos des
Justes, Char écrivait en 1949 :
« une grande œuvre dont le cœur persistant n’a fait que commencer de battre ».
En 1951, il s’engage « dans le grand combat [commencé dans
L’Homme révolté] des seuls arguments – actions valables pour le bienfait de l’homme, de sa conservation en risque et en mouvement. »
En l’incluant par sa dédicace dans ces
Justes, Camus lui témoigne bien sûr sa reconnaissance pour son soutien mais plus encore souligne leur appartenance commune à l’infime communauté des « quelques-uns ». A l’instar de cette lettre qu’il adresse à Char le 26 octobre 1951, après la parution de
L’Homme révolté :
« Vous savez du moins que vous n’êtes pas seul dans cette recherche. Ce que vous savez peut-être mal c’est à quel point vous êtes un besoin pour ceux qui vous aiment et, qui sans vous, ne vaudraient plus grand chose. Je parle d’abord pour moi qui ne me suis jamais résigné à voir la vie perdre de son sens, et de son sang. […] On parle de la douleur de vivre. Mais ce n’est pas vrai, c’est la douleur de ne pas vivre qu’il faut dire. […] Sans vous, sans deux ou trois êtres que je respecte et chéris, une épaisseur manquerait définitivement aux choses. Peut-être ne vous ai-je pas assez dit cela, […]. Il y a si peu d’occasions d’amitié vraie aujourd’hui que les hommes en sont devenus trop pudiques, parfois. »
Si Camus tenait Char « pour notre plus grand poète vivant et
Fureur et Mystère pour ce que la poésie française nous a donné de plus surprenant depuis les Illuminations et Alcools » (Albert Camus, préface à l'édition allemande des
Poésies de René Char, 1959), témoignange de son respect littéraire, Camus lui vouait aussi et surtout une indéfectible amitié, encore une fois démontrée dans ce
superbe envoi autographe de Camus à Char sur
L'Envers et l'Endroit, écrit quelques mois avant sa mort soudaine en janvier 1960 :
" à vous cher René , ces confidences, et une amitié du même coeur, fraternellement. / Albert Camus. / Juin 59".
Réponse posthume à cette déclaration, Char publie, à la mort de Camus,
La Postérité du soleil, leur œuvre commune écrite en 1952, hommage à leur amitié et à : « cet arrière-pays qui est à l'image du nôtre, invisible à autrui ».
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