L'effigie de l'écrivain a toujours suscité beaucoup d'intérêt : de Walter Benjamin qui développe une obsession pour une photographie de Kafka enfant, Josipovici ira jusqu'à dire que le visage de Kafka est "à la fois angélique et animal" "complètement rassemblé dans les yeux", concluant que "ses photographies nous dérangent de la même manière que ses écrits".
Un portrait de Kafka en 1906
L'écrivain fit réaliser ce portrait lorsqu'il fut reçu docteur en droit en 1906. Instrument de la bourgeoisie au XIXe siècle par excellence, le portrait de studio hautement codifié symbolise la réussite du jeune Kafka prêt à embrasser sa carrière de juriste, comme en témoigne la qualité de la réalisation. Ce cliché marque cependant les prémices de la terrible expérience de l'écrivain dans les méandres absurdes de l'administration pragoise – une série de stages dans le système judiciaire qui donnera naissance à ses chefs-d'œuvre
Le Procès et
La colonie pénitentiaire. Conscient que le portrait studio était déterminant dans la construction de l'identité sociale, culturelle et personnelle, Kafka se soumet à cet exercice de convention – mais son regard trahit inévitablement son génie et sa clairvoyance face à ce procédé, qui commençait aussi à devenir instrument de contrôle et de catégorisation en criminologie et en anthropologie.
L'opinion kafkaïenne sur la photographie
La photographie elle-même revêt une signification persistante mais insondable dans l'œuvre de l'écrivain – le portrait studio, dont la photographie ci-dessus est l'archétype même, y est omniprésent. On le retrouvera notamment dans la
Métamorphose dans laquelle la transformation monstrueuse de Gregor Samsa est accompagnée, condensée et même déclenchée par des images photographiques, notamment celle évoquant la fameuse Vénus à la fourrure (
Venus im Pelz) de Sacher-Masoch.
Fasciné par ce medium, Kafka demeurera toujours ambivalent quant aux facultés de ce terrible mécanisme qui bouleverse notre perception de la réalité :
« La photographie enchaîne le regard à la surface des choses et camoufle généralement leur nature cachée, qui ne fait que filtrer comme un clair-obscur mouvant à travers leur physionomie.
Les lentilles les plus précises ne sauraient saisir cela. Seule le peut la sensibilité, et en tâtonnant. ou bien est-ce que vous croyez que l'insondable réalité, qu'au cours de toutes les époques passées des légions de poètes, de savants et autres magiciens ont affrontée dans l'angoisse de leurs désirs et de leurs espoirs… que cette réalité qui se dérobe sans cesse, nous allons désormais l'atteindre en appuyant simplement sur le bouton d'un mécanisme de quatre sous ?… J'en doute. Cet appareil automatique ne représente pas un perfectionnement de l'œil humain, il représente uniquement une vertigineuse simplification de l'œil de mouche. » (Gustav Janouch, Conversations avec Kafka)
Kafka dans l'œil de l'objectif
Sa propre réflexion dans la lentille de la caméra sera toute sa vie source de malaise et de dysmorphie – et paradoxalement aussi un outil de séduction. Les correspondances de Kafka sont liées par le désir insatiable de photographies de ses destinataires, objets érotiques et symboles d'un lien intime qu'il échange contre ses propres portraits. Partageant ses photographies avec Felice Bauer, il se sentira toujours obligé de corriger par un commentaire son apparence imparfaitement révélée par la caméra : "En réalité, je n'ai pas le visage tordu, c'est seulement le flash qui me donne ce regard visionnaire". On retrouve en effet dans ses portraits photographiques ce fameux regard qui perce le visage hanté du jeune Kafka, promis à un destin à la fois tragique et glorieux.
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