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Octave Uzanne "Bouquinistes et Bouquineurs, Physiologie des Quais de Paris"

Défense des Bouquinistes - Jeux OlympiquesDéfense des Bouquinistes - Jeux Olympiques

PHYSIOLOGIE DES QUAIS DE PARIS DU PONT ROYAL AU PONT SULLY
 
Octave UZANNE

ÉPITRE DÉDICATOIRE AUX ÉTALAGISTES RIVERAINS DU GENTIL FLEUVE DE SEINE
 
"Quand bien même vous protesteriez avec grande modestie, c'est à vous qu'il mérite d'être offert, ce livre, Messieurs les philosophes du plein air et du gagne-petit; à vous qui, immuables et résignés, faites sentinelle, du matin à la vesprée, devant toutes ces épaves de la pensée humaine que le hasard, la lassitude, le dégoût ou l'inconstance des modes ont apportées dans vos boîtes primitives, comme en une friperie d'impressions, pour amorcer de nouveau la curiosité du passant, enrichir l'imagination du pauvre ou surexciter par la recherche du document la passion toujours inquiète de l'érudit.

Il mérite de vous être dédié, car vous fûtes les inspirateurs de ce frais bouquin qui, tôt ou tard, après avoir couru la fortune, au printemps de sa novellé, et subi le destin inéluctable des choses, risque fort, à l'automne de son succès, de venir échouer à votre asile de déshérités, comme ces feuilles jadis éclatantes de verdeur, et maintenant ternes ou rouillées, que le vent agressif de novembre fait tournoyer au- dessus de vos têtes et tomber parmi tant d'autres feuilles imprimées sur les froids parapets de la Seine. Vous le recueillerez alors en quelque jour de rafale, loqueteux, humide et maculé, ce livre aujourd'hui si pimpant dans son dandysme de bibliophilie, et l'occasion vous le fera lire pour la première fois sans doute, tandis qu'assis sur votre humble tabouret de paille, dans le rapide courant d'air des Quais, vous percevrez vaguement des pas hâtifs de promeneurs sur l'asphalte ou des fragments de dialogues mondains emportés par le vent. Vous le lirez dans son milieu et son atmosphère véritables , avec plus d'intérêt et de plaisir assurément que n'en auront eu en le parcourant d'un œil distrait, enfouis dans leur causeuse, à demi assoupis, les plus heureux de ses lecteurs frileusement retraités au coin du feu.
 

Je n'ai cependant point écrit ici un poème digne de votre stoïcisme, ni retracé en vers solidement forgés l'héroïsme de votre attitude et la belle constance de votre moral par les frimas d'hiver, sous la pluie, la grêle et les giboulées, vaillants, simples et éternels lutteurs qui n'hésitez jamais à appareiller au moindre sourire du ciel le plus capricieux. Car vous êtes comparables aux malelots, coiffés du caban, vêtus à la diable, toujours droits et fermes à votre banc de quart; vous veillez au grain, sans cesse calfatant la fragile enveloppe de votre cargaison, laçant la toile, manœuvrant les cordages à l'heure de la tempête, carguant encore les écoutes à la première lueur d'accalmie, sans lassitude ni trêve. Aux temps avrileux ou aoûtés, vous, si farouches gabiers sous les intempéries de décembre, vous apparaissez soudain comme des lazaroni napolitains, insoucieux, attiédis et buveurs de soleil; on vous voit, dans la lumière d'or des journées sereines, rêveurs et alanguis, accotés dans un demi- sommeil aux assises de pierre de votre étalage, les pieds au nord et la tête au midi, charmés, dégustant l'air et l'azur, bercés par le nonchaloir de la vie contemplative, vous enivrant enfin de farniente et si béatement heureux que vous mettez les badauds de passage en brusque appétit de sieste et de jouissances neutres. C'est à peine alors si vous daignez vous livrer aux luttes nécessaires de l'offre et de la demande; vous indulgentez l'acquéreur dans ses marchandages, vous êtes comme les Héliades aux bords des rives, caressés par le vent qui passe et tout aux sensations de la sève montante; ce n'est plus Zénon ni Caton qui conduisent votre esprit, c'est Epicure en personne, mes Amis, qui, à cette heure charmeuse, vous dicte ses lois.

Je m'étais proposé de ne faire qu'une légère incursion dans votre pays d'indépendance et de bohème, aimables riverains du fleuve de Seine, car je pensais que votre constitution sociale, vos mœurs, votre physionomie, votre passé, ne m'attireraient pas au-delà d'une étude fugitive; mais, sous le frêle échafaudage de votre situation publique, je me suis plu à découvrir peu à peu tant d'originalités diverses, tant de bizarreries, de singularités, que j'ai élu domicile près de vos campements, enflant ma brochure, pour tout y mieux loger à l'aise, dans les proportions du très respectable volume que voici. Au cours de ce voyage ethnologique le long de votre confédération tout en frontières, j'ai pu apprécier l'urbanité de vos manières et l'agrément de votre commerce; j'ai ouï causer les jeunes dans la fougue ou l'élan de leurs théories bouquinières et j'ai prêté une extrême attention aux souvenirs précieux et à la tropologie édifiante de vos vétérans. L'on m'avait parlé de votre intempérance un peu trop légendaire, je n'ai eu à constater que votre sobriété spartiate à l'heure du frugal repas en plein vent préparé par vos ménagères. N'eussé-je contemplé que la façade trompeuse de votre moralité, que je ne consentirais encore à être convaincu d'erreur, car dans votre humble condition, assaillis par les nécessités d'une existence souvent féroce et toujours précaire, mouillés, transis, non moins malmenés que votre pauvre butin, vos faiblesses mériteraient l'absolution en vertu des principes de la plus haute et de la plus clémente théologie.

Recueillez donc cet ouvrage, Bouquinistes, mes Amis, à l'heure où il viendrait vous mendier refuge, aide et protection ; c'est peut- être le seul opuscule qui vous ait été collectivement dédié en toute équité et logique, mais je ne désespère point de voir mon exemple suivi par tous les sages, lesquels n'ignorent point qu'ici-bas la gloire compte éternellement ses invalides.


Et puis... n'est-ce pas encore revivre que d'errer dans vos boîtes, en pleine lumière, sous la gaieté plus ou moins voilée du ciel, fatigué par l'usure de la vie, coupé, lacéré, consulté, lu, repris et relu, utile à tous et presque fier de ses meurtrissures ? C'est assurément mieux que de dormir embaumé dans le maroquin doré et couvert d'entrelacs, sous une brillante vitrine, intact aussi bien qu'inlu, vierge encore et respecté par la candeur vaniteuse d'un Joseph bibliophile. Au milieu du phalanstère de vos étalages, les livres n'échangent point le dialogue des morts; ils attendent les jugements derniers des vivants dans une confusion sociale et confraternelle digne des paraboles de l'Écriture; ils sont miséricordieux à l'œil du flâneur et confiants dans la juste curiosité publique.

En conséquence, allez, mes Amis, accueillez-moi auprès des ponts, sur ces murs de solide granit où la Seine semble frôler sa glauque robe de soie; je serai certes plus à l'aise, couché sur la pierre nue des parapets, dans la turbulence et l'ivresse montante de la grande Ville et l'agitation passagère des Quais, que dans la nécropole d'ébène des plus riches bibliothèques. Sali par la poussière du vent, terni par la pluie, horizontalement étendu au rabais, je donnerai encore, comme Job, l'expression de la plus belle philosophie humanitaire, celle qui montre le néant de toutes choses, aussi bien des pétales de roses que des feuilles de laurier, le néant des effigies, des médailles et des couronnes, le néant des réputations et de la gloire et aussi le profond néant de la rareté, qui le plus souvent n'est qu'éphémère et demeure soumise aux folies et à l'inconstance de la mode. L'histoire de toutes les littératures est faite d'évolutions successives et de révolutions imprévues, et le spectacle de tant de kilomètres de livres, composés en partie de célébrités défuntes, est non moins éloquent à nos yeux et parle peut-être plus à notre entendement que celui de l'herbe qui croit et fleurit sur les murailles à moitié détruites de l'antique et altière Byzance.
Octave Uzanne Paris, 28 novembre 1892.
 
FLANERIE PRÉAMBULE
 
Nodier, qui fut un bouquineur illustre et un bibliognoste polymathique, s'est avisé, il y a déjà environ cinquante ans, de constater, avec trop de pessimisme, la fin de la bouquinomanie et la mort du bouquiniste. Le vieux conteur parisien pensait que cette grande catastrophe sociale : la mort du Bouquiniste, était un des résultats infaillibles du progrès et il ajoutait qu'à la douce et innocente stupéfaction de la bonne littérature, le bouquiniste devait finir avec elle. Il ne faut voir là qu'une simple boutade d'esprit chagrin ; heureusement, rien ne meurt , tout se transforme et nos tristes marchands de papier mouillé qui étalent sur les quais, en haillons moisissants, quelques lambeaux de livres nouveaux, sont aussi dignes d'intérêt, sous divers points de vue, que ces fameux bouquinistes de la vieille garde dont tous les Marco de Saint-Hilaire de la bibliographie légendaire nous ont entonné si pompeusement les louanges.

Jules Janin, ce ventripotent rentier du succès, qui a pu accumuler dans un ouvrage intitulé Le Livre, toutes les fadaises de ses connaissances escamotées et tous les coq- à-l’âne de sa superficialité heureuse, a également versé quelques larmes de crocodile sur la disparition du vieil étalagiste du bon temps. Au cours de ces hypocrites doléances, le bon J. J., traducteur d'Horace, s'est laissé aller à tracer un sentimental portrait du bouquiniste, à la manière de Ducray-Dumesnil, qui eût assurément mérité l'insertion en belle page au Musée des Familles. Tous les débris de la période romantique ont de même plus ou moins, sur divers modes, chanté la gloire de l'étalagiste de la Restauration et de la Monarchie de Juillet ; on a vanté ses mérites, dépeint sa bizarrerie, analysé ses goûts, fait montre de sa finesse, de son érudition et de sa méthode, et on a gémi en note mineure, comme en un de profundis bibliographique :

« Fini le bouquiniste ! Finies les boites à quatre sols et les découvertes stupéfiantes, fini le temps des incunables à deux francs, des Vérard à un écu et des pièces originales de Molière à une livre six sous. Nous n'irons plus aux Quais, les lauriers sont coupés !"

Tout cela - à mon sens - n'est que piperie. Les générations qui vieillissent s'éteignent toujours dans un même radotage sur la préexcellence des temps passés et chantent, comme les vieilles épinettes, les mêmes complaintes aigrelettes et fausses, sur les bonnes fortunes du jeune âge. Autrefois !!! Ah! que ce mot est magique pour l'homme qui se rattache à tout ce qu'il a perdu ! Du pôle nord de la vie, on aime à revoir encore la chaude photosphère de la jeunesse et à ressentir par réflexion les ardeurs de l'âge mûr ; tout était bien, tout était bon, tout était beau, et si brillant est ce mirage parhélique, si puissant est cet héliotropisme moral, que l'esprit se détourne du présent et le condamne pour mieux magnifier les visions rayonnantes des années accomplies. On ne se dit pas qu'en soi les yeux ont faibli, que la fougue a molli, que la passion s'est atténuée , qu'on ne brave plus les intempéries pour courir les amours buissonnières de ses caprices bouquiniers; on ne s'avoue pas qu'on est moins fleuri d'enthousiasme, moins feuillu d'opiniâtreté dans la recherche, et que la sève s'en est allée doucement refluer dans des nodosites goutteuses; on ne se rend point compte que la mode, cette mystérieuse conductrice des esprits, a changé totalement la boussole bibliophilesque ; mais on tranche net sur toute question, on déclare que les ténèbres envahissent le monde , qu'il n'y a plus rien , rien de rien, qu'un cataclysme peu à peu balaye tout ce qui fut soi, qu'il ne reste ni amateurs, ni bouquinistes, ni livres, ni littérature, ni passion légitime et logique. Certes, il n'y a plus de livres, tout le long, le long, le long de la rivière de Seine, de ces livres que recherchaient nos pères et ces bons philologues du grand caractère de Charles Nodier ou de Gabriel Peignot. Il n'y a plus assurément ni Aldes, ni Caxton, ni Antoine Vérard, ni Simon de Colines, ni Robert Estienne, ni Michel Vascosan, ni Cryphius, ni Elzévirs en bon état, on y rencontre rarement des Barbou, des Coustellier , des Guérin et Latour, des Didot de choix; les Baskerville, les Bodoni, les Brindley, les Foulis, les Tonson et les Martyns se font rares, tous les ouvrages qui portent la marque des plus pures gloires de la typographie, ont fait leur temps sur les parapets, et ce serait miracle de recueillir encore quelque remarquable spécimen d'une de ces antiques maisons, mais aussi les chasseurs bibliographes se sont multipliés; depuis le début du siècle, des générations de fureteurs péripatéticiens se sont succédé le long des berges de la bouquinerie et des millions de passants ont descendu et remonté le fil de l'eau, l'âme radieuse de leurs découvertes, l'esprit emparadisé par d'heureuses rencontres dans les boîtes poudreuses.
 

Tout passe et tout s'épuise ! - Les livres consacrés par l'admiration humaine ou par le spéculatif attrait de la rareté se sont peu à peu classés dans les riches bibliothèques après un vagabondage passager. Tous ces vétérans de la renommée, célébrés, louangés, parfois surfaits dans les bibliographies, ne gitent plus à la belle étoile, cela est logique, car dans l'Évangile des bibliophiles, heureux sont les livres qui ont beaucoup souffert et attendu, le royaume du maroquin les recevra, l'or les parera de son éclat, chacun se disputera leur possession. Ainsi va le monde, et justice est rendue définitivement aux nobles, puissants et gentils écrivains des quatre derniers siècles de notre littérature. En raison de cela, s'ensuit-il que le Bouquiniste soit mort ? -Assurément non, il vit plus que jamais, il se dédouble, il s'étend partout à l'ouest et à l'est ; il fait peau neuve ; ce n'est plus l'antiquaire d'hier, c'est le moderne, le grand vendeur du temple de ce trop fécond XIXe siècle dont l'inventaire est à peine ébauché, et dont l'aurore de gloire n'apparaîtra pas avant trente ou quarante années. Dans tout ce fatras actuel des Quais, l'étalagiste détient aujourd'hui des milliers de raretés qui sont encore dans la chrysalide de leur évolution vers la curiosité, et qui, demain peut-être, seront mis en lumière par l'histoire naissante de ce temps ou par la bizarrerie soudaine des événements.

Le XIXe siècle n'aura pas à compter seulement avec le livre, mais aussi et surtout avec la brochure, avec le journal, avec la feuille volante et avec les innombrables mort-nés de la presse périodique, des écoles nouvelles et des célébrités dans l'œuf. A travers ces montagnes d'opuscules, déjà les précurseurs se hâtent de faire un choix, car bientôt l'heure sonnera où la romanticomanie ne sera plus seule à accaparer l'attention et où l'on réunira beaucoup d'œuvres d'oubliés ou de dédaignés. Les Quais alimenteront longtemps encore bien des passions, et si les amoureux des livres n'y voient plus naître des coups de hasard dont on a si souvent complaisamment raconté l'imprévu et les émerveillements, tout au moins procureront-ils aux flâneurs quelques caprices passagers et des découvertes documentaires dont tous les stages aux bibliothèques publiques n'auraient pu leur révéler l'existence. Les boites des bouquinistes, bien que fouillées, retournées, drainées, pour ainsi dire, par tous les fins limiers de la librairie de luxe et de mode, contiennent bien des pièces curieuses qui échapperont toujours à l'œil vigilant, mais superficiel du bibliopole le plus rusé, pour n'apparaître qu'au véritable érudit, à l'historien des lettres , au chercheur éclairé qui tombera en arrêt sur un envoi singulier, sur une note précieuse, sur un signe d'édition très particulier dont seul il comprend toute l'originalité et peut faire ressortir l'incomparable valeur.

Quant au bouquiniste en personne, il reste, en sa manière et en son type si varié, le digne descendant de ces fantastiques compères dont les philologues de la première moitié de ce siècle se sont empressés de nous reproduire, à grand renfort de locutions, l'impression physique et morale. Ce sont, selon les tempéraments, les mêmes êtres maniaques, biscornus et brise-raison, les mêmes bohèmes échoués, les mêmes braves gens philosophes, les mêmes pauvres diables ignorants ou, enfin, les mêmes érudits surprenants et modestes. Tout le long des Quais parisiens, du Pont-Royal au pont Notre-Dame, ils sont échantillonnés avec leur caractère nettement tranché, leur allure disparate, leurs étalages incohérents ; ils ont leurs mœurs générales, leur esprit de corps et leurs furieuses rivalités. Dans ce grand monôme bibliopolesque des parapets de la rive gauche, ils se tiennent du coude et se déchirent à l'épaule, ils s'entr'aident et se lutinent mutuellement, ils forment une République dont trois doyens se disputaient, il y a quelques années à peine, la présidence d'âge ou de stage sur la Seine ; en un mot, c'est un long ruban d'humanité, ni meilleure ni pire, qui se déroule tout le long du berceau même du seul et vrai grand Paris de l'art et de l'histoire. Il est curieux de remarquer que toute cette population changeante, nomade et pittoresque n'a jamais eu l'ethnologie spéciale à laquelle elle a droit.

Quelques voyageurs, comme M. Fontaine de Resbecq, sont partis d'un pas allègre pour ce pays de la bouquinerie ; mais, attirés par cette Babel de papier noirci, ils ont plongé leurs besicles au fond des boîtes à quatre sols, et, sans rien voir autour d'eux, ils ne sont parvenus à retirer de leurs pérégrinations qu'une sorte de cours de littérature capable de donner la migraine à tous les petits-fils de l'ennuyeux La Harpe. M. de Resbecq a entrepris ses Voyages littéraires sur les Quais de Paris en 1857 ; il arrivait à une heure propice, au milieu d'un monde encore inexploré, avant l'invention des Mouches, des Guêpes et des Hirondelles , dans un quartier alors relativement paisible, où il lui était loisible de braquer sa lunette avec autant de candeur que le bon monsieur de Jouy, l'Hermite de toutes les Guyanes et de toutes les Chaussées d'Antin; il avait devant lui une foule de bouquinistes, « vieilles barbes de 48 » , qui méritaient d'être campés, en quelques traits de plume, vis-à- vis de la Postérité ; Paris n'avait pas entièrement terminé sa grande toilette haussmannesque, le moment était à souhait ; mais, je puis le dire au risque d'offenser sa personne, s'il vit encore, alors qu'il n'entre dans mes vues que de blesser son ombre, M. de Resbecq, qui n'était pas pédant à demi, ne comprit goutte aux suggestions de l'air ambiant et au groupement des êtres et des choses ; il se mit à notarier l'esprit des vieux livres, en le gâtant de sa prose soporifique ; il écrivit les Provinciales de la bouquinerie avec un jansénisme aride et sans le moindre attrait. Jamais titre aussi charmant que celui qu'il adopta ne couvrit une aussi fade marchandise, et ce Voyage littéraire sur les Quais de Paris semble commencer dans un grenier rempli de livres dépareillés, pour se terminer dans un caveau démeublé où le lecteur effaré lutte contre l'inquiétant coma qui l'envahit.

A part ce livre et quelques autres ouvrages aux titres non moins trompeurs, il n'est point à ma connaissance qu'aucune monographie complète, soit dans la note grave, soit dans le genre pittoresque ou plaisant, ait jamais été tentée sur les Quais parisiens et le monde de la brocante bouquinière ; des articles deci delà, de courtes études instantanées , ont été semés un peu partout aux quatre vents de la presse périodique ; mais le sujet, dans son ensemble et ses détails si singulièrement nuancés, reste à traiter. J'ai remué des rayons de bibliothèques, inventorié les catalogues, secoué la poussière du Journal de la Librairie, depuis l'année de sa fondation, en plein régime du premier Empire, j'ai fureté partout et même mis à contribution la mémoire des plus aimables et des plus vieux érudits...
 

Rien, rien n'existait sur les Quais de la capitale au point de vue bouquinier. - Je pouvais donc convoiter en légitime alliance cet argument d'un livre tout à faire et qui réclamait non moins d'observations que de recherches. Le voyage était aisé à entreprendre ; du haut de mon logis, je voyais s'étendre, du Pont- Royal au pont des Arts, cette longue théorie de bouquins qui font une ceinture à la Seine et que la curiosité des passants compulse du matin au crépuscule ; ce tableau constant à ma vue, je n'avais qu'à l'animer, à le faire revivre dans sa tradition historique, à l'analyser dans ses différentes expressions et à fournir les légendes des personnages qui le composent dans son étrange homogénéité. La tâche ici encore était relativement douce des flâneries intéressées à travers les hommes et les livres, beaucoup de bavardages, des observations variées, des remarques et des notes, le tout infusé, puis quintessencié, et l'ouvrage se trouvait établi, Le Bouquiniste est volontiers jaseur, le Bouquineur de profession ne l'est pas moins; l'un se laisse aller au récit de ses misères et au commérage des rivalités voisines, l'autre ne tarit point sur ses impressions et aventures le long des parapets pour ainsi dire vêtus d'occasions. Le premier, d'abord méfiant, arrive assez vite à « manger le morceau » s'il est question de ses confrères ; le second compte autant d'histoires dans son sac que le plus grand chasseur de Gascogne, et, à l'entendre, il a levé, par son simple flair, les plus beaux lièvres à longs poils dans ses habiles furetages aux bons coins. —D'où il résulte qu'à entendre Bouquinistes et Bouquineurs, on colligerait non tant seulement la matière d'un livre, mais encore toute une bibliothèque de Bouquinomaniana où M. de Krack aurait sa part.

Dans cette excursion de curieux, j'ai pensé avant tout faire œuvre utile, et me borner à la physiologie générale du sujet, dans la partie décor et la partie personnages. Je me suis efforcé de me montrer plutôt Topffer que Bedecker, plus coureur de zigzags que Guide dans l'odieuse aridité du mot, évitant à mes compagnons de route tout aussi bien les brouillards que la sécheresse du parcours. Cependant cet ouvrage, pour personnel qu'il soit dans son ensemble, a traversé de très nombreuses vicissitudes, et son destin, avant de venir au jour, fut assez bizarrement marqué par la fatalité. Ébauché vers la fin de 1886, ce livre, annoncé pour avril 1887 , fut successivement retardé de saison en saison durant six années consécutives. Une partie du texte était tirée déjà vers mars 1887, et l'impression suivait son cours, au fur et à mesure de la livraison de la copie, fournie aux compositeurs selon le travail de chaque jour ou de chaque nuit, lorsque, par suite de je ne sais quelle aventure ou fantaisie, je quittai tout travail un matin de printemps, alors que le soleil refleurissait la vie et que l'amour chantait dans tous les nids. J'abandonnai ce livre, dont le succès s'annonçait admirablement bien, à une époque encore prospère de la Bibliophilie où les beaux livres faisaient plus de conquêtes que les jolies femmes. L'édition était aux trois quarts souscrite et je me promettais sincèrement de reprendre cette Physiologie des Quais de Paris au cours de l'été suivant ; mais le sort, parfois plus fort que notre volonté, en décida autrement. Durant six ans je boudai avec ennui sur les dossiers poussiéreux qui renfermaient mes notes et documents ; je me sentais inapte à continuer un livre pour lequel je ne flambais plus d'enthousiasme comme aux jours heureux où je l'avais entrepris. Il me semblait, en un mot, aussi dur, aussi pénible, aussi malaisé à remettre en lumière, ce livre-épave, que de renflouer un esquif depuis longtemps sombré sous un océan d'oubli dans des profondeurs vertigineuses et décourageantes. Mais ce volume inachevé encombrait la roule, gênait la perspective des nouveaux projets et nous discréditait quelque peu dans la loyauté des promesses faites à une élite d'amateurs et d'érudits. Il fallait donc coûte que coûte nous remettre à la tâche, et sur cette fin d'année 1892, avec l'aide d'un ami dévoué, d'un assidu, modeste et très précieux collaborateur à nos diverses Revues, M. B.-H. Gausseron, dont nos lecteurs connaissent le mérite et apprécient le talent, il nous a été possible de remettre en route la charrette embourbée et de la conduire tout le long de ce grand chemin de halage de la curiosité bouquinière sur les quais de la Seine.

Il me faut également citer à l'ordre du jour de ce sauvetage M. Gustave Boucher, ex- Bouquiniste ès lettres, jeune basochien lettré et avisé, dont les renseignements divers nous ont été fort utiles et les notes non moins précieuses pour la reprise de ce livre. Depuis 1886, en effet, de grandes modifications se sont produites dans le monde des Bouquinistes, qui sont devenus, grâce à la permanence de leurs boîtes, à l'élégance presque confortable de leurs installations solidement amarrées aux pierres des parapets, de notables commerçants moins pittoresques en ce sens qu'ils n'ont plus ce je ne sais quoi de bohème et d’indépendant, dont ils bénéficiaient en raison de leur ex-campement provisoire. Puis trois doyens sont morts, divers types ont disparu...

En six années, que de transformations ! Quoi qu'il en soit, cet ouvrage, un peu moins homogène que je l'avais révé, avec ses gravures de la veille et ses portraits du jour qui sont devenus par place des évocations, plaira, j'aime à le croire, en raison des nombreux documents qu'il renferme sous une forme qui n'est, je pense, ni trop pédante, ni très prétentieuse. Ce sera, bien qu'on en puisse dire, le seul ouvrage écrit sur ces jolis Quais de la Bouquinerie parisienne où ont passé lentement, en d'exquises flâneries, tous les hommes intéressants de ce temps depuis cinq ou six générations."

1887-1892.

>> Lire l'ouvrage en entier
 
 
 
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Lanet - 30/08/2023 17:49

Je suis absolument contre le retrait des bouquinistes des bords de Seine pour les JO de Paris, c'est un patrimoine et le symbole de la ville pour les visiteurs et les étrangers qui vont venir. On ne compte plus les représentations de ces célèbres boîtes par les tableaux et les photographies.
Les retirer c'est enlever une pièce au théâtre parisien.
La lecture du texte d'Octave Uzanne est édifiante.