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Balzac et ses idées sur le papier : "Une foule de grands esprits a tourné autour de l'idée que je veux réaliser"

Balzac et ses idées sur le papier : Balzac et ses idées sur le papier : "Une foule de grands esprits a tourné autour de l'idée que je veux réaliser"
Extrait de Illusions perdues, Balzac

"Le papier, produit non moins merveilleux que l’impression à laquelle il sert de base, existait depuis longtemps en Chine quand, par les filières souterraines du commerce, il parvint dans l’Asie-Mineure, où, vers l’an 750, selon quelques traditions, on faisait usage d’un papier de coton broyé et réduit en bouillie.

La nécessité de remplacer le parchemin, dont le prix était excessif, fit trouver, par une imitation du papier bombycien (tel fut le nom du papier de coton en Orient), le papier de chiffon, les uns disent à Bâle, en 1170, par des Grecs réfugiés ; les autres disent à Padoue, en 1301, par un Italien nommé Pax. Ainsi le papier se perfectionna lentement et obscurément ; mais il est certain que déjà sous Charles VI on fabriquait à Paris la pâte des cartes à jouer. Lorsque les immortels Faust, Coster et Guttemberg [sic chez Balzac] eurent inventé le Livre, des artisans, inconnus comme tant de grands artistes de cette époque, approprièrent la papeterie aux besoins de la typographie.

Dans ce quinzième siècle, si vigoureux et si naïf, les noms des différents formats de papier, de même que les noms donnés aux caractères, portèrent l’empreinte de la naïveté du temps. Ainsi le Raisin, le Jésus, le Colombier, le papier Pot, l’Écu, le Coquille, le Couronne, furent ainsi nommés de la grappe, de l’image de Notre-Seigneur, de la couronne, de l’écu, du pot, enfin du filigrane marqué au milieu de la feuille, comme plus tard, sous Napoléon, on y mit un aigle : d’où le papier dit grand-aigle. De même, on appela les caractères Cicéro, Saint-Augustin, Gros-Canon, des livres de liturgie, des œuvres théologiques et des traités de Cicéron auxquels ces caractères furent d’abord employés. L’italique fut inventé par les Alde, à Venise : de là son nom.
 

Page du manuscrit des Illusions perdues, photo © Bibliothèque de l’Institut de France

Avant l’invention du papier mécanique, dont la longueur est sans limites, les plus grands formats étaient le Grand-Jésus ou le Grand-Colombier ; encore ce dernier ne servait-il guère que pour les atlas ou pour les gravures. En effet, les dimensions du papier d’impression étaient soumises à celles des marbres de la presse. À l’époque où Séchard cherchait à résoudre le problème de la fabrication du papier à bon marché, l’existence du papier continu paraissait une chimère en France, quoique déjà Denis Robert d’Essone eût, vers 1799, inventé pour le fabriquer une machine que depuis Didot-Saint-Léger essaya de perfectionner. Le papier vélin, inventé par Ambroise Didot, ne date que de 1780.
 

Ce rapide aperçu démontre invinciblement que toutes les grandes acquisitions de l’industrie et de l’intelligence se sont faites avec une excessive lenteur et par des agrégations inaperçues, absolument comme procède la Nature. Pour arriver à leur perfection, l’écriture, le langage peut-être !… ont eu les mêmes tâtonnements que la typographie et la papeterie.


— Des chiffonniers ramassent dans l’Europe entière les chiffons, les vieux linges, et achètent les débris de toute espèce de tissus, dit Séchard à sa femme en terminant. Ces débris, triés par sortes, s’emmagasinent chez les marchands de chiffons en gros, qui fournissent les papeteries. Pour te donner une idée de ce commerce, apprends mon enfant, qu’en 1814 le banquier Cardon, propriétaire des cuves de Buges et de Langlée, où Léorier de l’Isle essaya dès 1776 la solution du problème dont s’occupa ton père, avait un procès avec un sieur Proust à propos d’une erreur de deux millions pesant de chiffons dans un compte de dix millions de livres, environ quatre millions de francs. Le fabricant lave ses chiffons et les réduit en une bouillie claire qui se passe, absolument comme une cuisinière passe une sauce à son tamis, sur un châssis en fer appelé forme, et dont l’intérieur est rempli par une étoffe métal-lique au milieu de laquelle se trouve le filigrane qui donne son nom au papier. De la grandeur de la forme dépend alors la grandeur du papier.
[...]
— La question n’est pas dans la fabrication, elle est dans le prix de revient de la pâte ; car je ne suis qu’un des derniers entrés dans cette voie difficile. Madame Masson, dès 1794, essayait de convertir les papiers imprimés en papier blanc ; elle a réussi, mais à quel prix ! En Angleterre, vers 1800, le marquis de Salisbury tentait, en même temps que Séguin en 1801, en France, d’employer la paille à la fabrication du papier. Une foule de grands esprits a tourné autour de l’idée que je veux réaliser.

Dans le temps où j’étais chez messieurs Didot, on s’en occupait déjà comme on s’en occupe encore ; car aujourd’hui le perfectionnement cherché par ton père est devenu l’une des nécessités les plus impérieuses de ce temps-ci. Voici pourquoi. Le linge de fil est, à cause de sa cherté, remplacé par le linge de coton. Quoique la durée du fil, comparée à celle du coton, rende, en définitive, le fil moins cher que le coton, comme il s’agit toujours pour les pauvres de sortir une somme quelconque de leurs poches, ils préfèrent donner moins que plus, et subissent, en vertu du væ victis ! des pertes énormes. La classe bourgeoise agit comme le pauvre. Ainsi le linge de fil va manquer, et l’on sera forcé de se servir de chiffons de coton. Aussi l’Angleterre, où le coton a remplacé le fil chez les quatre cinquièmes de la population, a-t-elle commencé à fabriquer le papier de coton.

Ce papier, qui d’abord a l’inconvénient de se couper et de se casser, se dissout dans l’eau si facilement qu’un livre en papier de coton s’y mettrait en bouillie en y restant un quart d’heure, tandis qu’un vieux livre ne serait pas perdu en y restant deux heures. On ferait sécher le vieux livre ; et, quoique jauni, passé, le texte en serait encore lisible, l’œuvre ne serait pas détruite. Nous arrivons à un temps où, les fortunes diminuant par leur égalisation, tout s’appauvrira : nous voudrons du linge et des livres à bon marché, comme on commence à vouloir de petits tableaux, faute d’espace pour en placer de grands. Les chemises et les livres ne dureront pas, voilà tout. La solidité des produits s’en va de toutes parts.

Aussi le problème à résoudre est-il de la plus haute importance pour la littérature, pour les sciences et pour la politique. Il y eut donc un jour dans mon cabinet une vive discussion sur les ingrédients dont on se sert en Chine pour fabriquer le papier. Là, grâce aux matières premières, la papeterie a, dès son origine, atteint une perfection qui manque à la nôtre. On s’occupait alors beaucoup du papier de Chine, que sa légèreté, sa finesse rendent bien supérieur au nôtre, car ces précieuses qualités ne l’empêchent pas d’être consistant ; et, quelque mince qu’il soit, il n’offre aucune transparence. Un correcteur très-instruit (à Paris il se rencontre des savants parmi les correcteurs : Fourier et Pierre Leroux sont en ce moment correcteurs chez Lachevardière !…..) ; donc le comte de Saint-Simon, correcteur pour le moment, vint nous voir au milieu de la discussion. Il nous dit alors que, selon Kempfer et Du Halde, le broussonatia fournissait aux Chinois la matière de leur papier tout végétal, comme le nôtre d’ailleurs. Un autre correcteur soutint que le papier de Chine se fabriquait principalement avec une matière animale, avec la soie, si abondante en Chine. Un pari se fit devant moi. Comme messieurs Didot sont les imprimeurs de l’Institut, naturellement le débat fut soumis à des membres de cette assemblée de savants. M. Marcel, ancien directeur de l’imprimerie impériale, désigné comme arbitre, renvoya les deux correcteurs par-devant monsieur l’abbé Grozier, bibliothécaire à l’Arsenal. Au jugement de l’abbé Grozier, les correcteurs perdirent tous deux leur pari. Le papier de Chine ne se fabrique ni avec de la soie ni avec le broussonatia ; sa pâte provient des fibres du bambou triturées. L’abbé Grozier possédait un livre chinois, ouvrage à la fois iconographique et technologique, où se trouvaient de nombreuses figures représentant la fabrication du papier dans toutes ses phases, et il nous montra les tiges de bambou peintes en tas dans le coin d’un atelier à papier supérieurement dessiné.

Quand Lucien m’a dit que ton père, par une sorte d’intuition particulière aux hommes de talent, avait entrevu le moyen de remplacer les débris du linge par une matière végétale excessivement commune, immédiatement prise à la production territoriale, comme font les Chinois en se servant de tiges fibreuses, j’ai classé tous les essais tentés par mes prédécesseurs en les répétant, et je me suis mis enfin à étudier la question. Le bambou est un roseau : j’ai naturellement pensé aux roseaux de notre pays. Notre roseau commun, l’arundo phragmitis, a fourni les feuilles de papier que tu tiens. Mais je vais employer les orties, les chardons ; car, pour maintenir le bon marché de la matière première, il faut s’adresser à des substances végétales qui puissent venir dans les marécages et dans les mauvais terrains : elles seront à vil prix. Le secret gît tout entier dans une préparation à donner à ces tiges. En ce moment mon procédé n’est pas encore assez simple. La main-d’œuvre n’est rien en Chine ; une journée y vaut trois sous : aussi les Chinois peuvent-ils, au sortir de la forme, appliquer leur papier feuille à feuille entre des tables de porcelaine blanche chauffées, au moyen desquelles ils le pressent et lui donnent ce lustre, cette consistance, cette légèreté, cette douceur de satin, qui en font le premier papier du monde. Eh ! bien, il faut remplacer les procédés du Chinois par quelque machine.
On arrive par des machines à résoudre le problème du bon marché que procure à la Chine le bas prix de sa main-d’œuvre.

Si nous parvenions à fabriquer à bas prix du papier d’une qualité semblable à celui de la Chine, nous diminuerions de plus de moitié le poids et l’épaisseur des livres.

Un Voltaire relié, qui, sur nos papiers vélins, pèse deux cent cinquante livres, n’en pèserait pas cinquante sur papier de Chine. Et voilà, certes, une conquête. L’emplacement nécessaire aux bibliothèques sera une question de plus en plus difficile à résoudre à une époque où le rapetissement général des choses et des hommes atteint tout, jusqu’à leurs habitations. À Paris, les grands hôtels, les grands appartements seront tôt ou tard démolis ; il n’y aura bientôt plus de fortunes en harmonie avec les constructions de nos pères. Quelle honte pour notre époque de fabriquer des livres sans durée ! Encore dix ans, et le papier de Hollande, c’est-à-dire le papier fait en chiffon de fil, sera complétement impossible. Je veux y aviser et donner à la fabrication du papier en France le privilége dont jouit notre littérature, en faire un monopole pour notre pays, comme les Anglais ont celui du fer, de la houille ou des poteries communes. Je veux être le Jacquard de la papeterie."
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