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George SAND Lettre autographe signée à François Buloz : "N'y changez rien. Relisez-en vous même et vous seul l'épreuve"

George SAND

Lettre autographe signée à François Buloz : "N'y changez rien. Relisez-en vous même et vous seul l'épreuve"

s.d. (23 février 1838), 11x20,4cm, 1 page sur feuillet.


 "Je sais bien que ma Jeanne n'est pas morte, je sais bien qu'elle est mieux que dans ce triste monde, où elle a été la victime des méchants et des insensés"


 
Lettre autographe signée de George Sand. Quatre pages écrites à l'encre bleue sur deux bifeuillets. Une déchirure en pied du pli du premier bifeuillet, qui s'étend légèrement sur la marge intérieure sans atteinte au texte. Note marginale au crayon d'un précédent bibliographe sur la première page.

La lettre a été publiée dans la Correspondance 1812-1876, Paris, Calmann-Lévy, t. IV, 1883, p. 35-39. Le nom de l'avocat Bethmont a été réduit à son initiale.

Longue et déchirante missive de George Sand, écrite après la mort de Jeanne Clésinger, sa petite-fille tant adorée. Sand s'adresse à Edouard Charton, directeur de la revue Le Magasin Pittoresque et proche confident avec qui elle échangea pendant près de trente ans. Entre lutte, torture et deuil, la lettre retrace magistralement la tragédie humaine de Sand, grand-mère éplorée mettant au tombeau l'être innocent qui représentait sa plus chère espérance.
 
« Elle m'a emporté tant de choses, que je ne sais pas ce qui me reste, et je n'ai pas encore le courage d'y regarder. Je ne regarde que ses poupées, ses joujoux, ses livres, son petit jardin que nous faisions ensemble, sa brouette, son petit arrosoir, son bonnet, ses petits ouvrages, ses gants, tout ce qui était resté autour de moi, l'attendant. »

Sand confie sa souffrance incommensurable après la perte de Jeanne Clésinger, prénommée « Nini » née en 1849 de l'union de sa fille Solange et du sculpteur Auguste Clésinger. La pauvre enfant, âgée d'à peine cinq ans, s'était retrouvée au cœur d'une bataille judiciaire et ballotée d'un foyer l'autre entre Nohant et Besançon. Monnaie d'échange entre un père endetté qui l'enleva à de nombreuses reprises et une mère impuissante, Nini n'eut durant de sa courte vie d'autre repère que sa grand-mère aimante et la maison de Nohant qui lui apporta un semblant d'équilibre. Le père de l'enfant et son avocat Eugène Bethmont sont les adversaires avec lesquels George Sand eut simultanément à compter et qu'elle tient dans cette lettre comme responsables de la mort de l'enfant. En décembre 1854, Sand avait gagné la garde de Jeanne, qui ne lui fut pas remise et croupit dans une pension sordide où elle contracte la scarlatine. Sand revient avec difficulté sur les derniers jours de Jeanne, qui s'éteint le 13 janvier 1855 et est inhumée sous le grand if de Nohant auprès d'Aurore de Saxe, grand-mère de l'écrivaine. Ces dernières années avaient été triplement néfastes à Sand : cette terrible perte, couplée à celle de Frédéric Chopin en 1847 puis de son grand ami François Rollinat l'année précédente marquent l'un des moments les plus sombres de sa vie. Nini laissera derrière elle une mère brisée et une George Sand inconsolable qui ne parviendra jamais à surmonter ce drame, conté dans Histoire de ma vie qu'elle achève cette même année : « Sois béni aussi pauvre ange arraché de mon sein et ravi par la mort à ma tendresse sans bornes ! » (Hist. de ma vie, IV, 487).
 
« […] J'ai perdu subitement cette petite-fille que j'adorais, ma Jeanne dont je vous avais parlé et dont l'absence, vous le savez, m'était si cruelle. J'allais la ravoir, le tribunal me l'avait confiée. Le père résistait par amour-propre : sans M. Bethmont, qu'une haine sournoise, instinctive, non motivée sur des faits que je sache, mais ancienne et tenace, excitait contre moi, ce père m'eût de lui-même ramené l'enfant. Il le voulait, il l'avait voulu. L'avocat — le conseil — ne voulait pas. Ils appelaient donc du jugement, et ce jugement n'était pas exécutoire sur-le-champ.
J'écrivais en vain à ce dur et froid avocat que ma pauvre petite était mal soignée, triste et comme consternée dans cette pension où il l'avait mise, lui ! Et, pendant ces pourparlers, le père faisait sortir sa fille, en plein janvier, sans s'apercevoir qu'elle était en robe d'été. Le soir, il la ramène malade à la pension et s'en va chasser loin de Paris, on ne sait où. L'enfant avait la scarlatine. Elle en guérit très vite, mais le médecin de la pension juge qu'elle peut sortir de l'infirmerie. Il faut au moins quarante jours de soins extrêmes et d'atmosphère égale. On n'en a pas tenu compte. On a appelé sa mère et on a consenti à lui laisser soigner l'enfant quand on l'a vue perdue. Elle est morte dans ses bras en souriant et en parlant, étouffée par une enflure générale, sans se douter qu'elle fût malade, mais frappée de je ne sais quelle divination et disant d'un air tranquille : « Non, va, ma petite maman, je n'irai pas à Nohant, je ne sortirai pas d'ici, moi ! » — Ma pauvre fille me l'a apportée, elle est à Nohant ! — Elle a de la force et de la santé, Dieu merci ; moi, j'ai eu du courage, je devais en avoir ; mais, maintenant que tout est calmé, arrangé, et que la vie recommence avec cet enfant supprimé de ma vie…, je ne peux pas vous dire ce qui se passe en moi, et je crois qu'il vaut mieux ne pas le dire.
[...] Je sais bien que je la retrouverai et qu'elle me reconnaîtra, quand même elle ne se souviendrait pas, ni moi non plus. Elle était une partie de moi-même, et cela ne peut être changé. [...] Mais, entre nous soit dit, je ne suis pas sûre que ce côté de la vie me revienne jamais. Je ne vis plus du tout de moi ni en moi, ma vie avait passé dans cette petite fille depuis deux ans. [...] Je regarde et je touche tout cela, hébétée, et me demandant si j'aurai mon bon sens, le jour où je comprendrai enfin qu'elle ne reviendra pas et que c'est elle qu'on vient d'enterrer sous mes yeux.
Vous voyez, je retombe toujours dans mon déchirement. Voilà pourquoi je ne peux écrire presque à personne. Il y a peu de cœurs que je ne fatiguerais pas, ou que je ne ferais pas trop souffrir. [...] Vous avez une grande ressource : c'est de pouvoir vivre à l'habitude dans le monde des idées où je vois trop en poète, c'est-à-dire avec ma sensibilité plus qu'avec mon raisonnement. Vous avez une lucidité soutenue dans ce monde-là, il me semble. C'est là qu'il faudrait pouvoir toujours regarder, sans préoccupation des soucis inévitables de la vie matérielle, des devoirs qui excèdent quelquefois nos forces, et sans ces déchirements d'entrailles que rien ne peut apaiser. C'est une loi providentielle à coup sûr que la tendresse folle des mères ; mais la Providence est bien dure à l'homme, à la femme surtout. Cher ami, adieu ; je suis à vous de cœur et d'esprit.

G. SAND. »


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