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Charles BAUDELAIRE Les Fleurs du mal

Charles BAUDELAIRE

Les Fleurs du mal

Poulet-Malassis & de Broise, Paris 1861, 12,1x18,8cm, relié sous étui.


Seconde édition originale.
Reliure en demi maroquin marron chocolat à coins, dos très légèrement éclairci à cinq nerfs orné de  fleurons dorés, encadrement d'un double filet dorés sur les plats de papier peigné, gardes et contreplats de papier à la cuve, tête dorée.
Rousseurs. Notre exemplaire est enrichi d'un portrait de Charles Baudelaire par Félix Bracquemond gravé sur chine, ici en deuxième état.

Cette édition, entièrement recomposée par l'auteur, enrichie de 35 nouveaux poèmes et de 55 poèmes « profondément remanié[s] » est considérée à tort comme une édition « en partie originale ». Véritable nouvelle édition originale, cette version des Fleurs du mal est l'aboutissement de la grande œuvre baudelairienne et la seule version retenue par l'Histoire et la littérature. 
Longtemps considérée comme une simple réédition enrichie, cette édition majeure n'a pas eu, comme la précédente, les faveurs de l'étude bibliographique, bien qu'elle offre un champ de recherche important et instructif. Soulignons à ce propos les différents états de la gravure de Bracquemond, mais également les coquilles des tout premiers exemplaires, en partie corrigées pendant le tirage dont, dans notre exemplaire, deux initiales absentes (p.20 et 49) ajoutées à l'encre à l'époque qui font un étrange écho à cette remarque de Charles Baudelaire à l'éditeur, en janvier 1861 :
« Sans doute le livre est d'un bon aspect général ; mais jusque dans la dernière bonne feuille, j'ai trouvé de grosses négligences. Dans cette maison-là, c'est les correcteurs qui font défaut. Ainsi, ils ne comprennent pas la ponctuation, au point de vue de la logique ; et bien d'autres choses. Il y a aussi des lettres cassées, des lettres tombées, des chiffres romains de grosseur et de longueur inégales, etc.... ». Poulet-Malassis s'est en effet séparé de De Broise et ces nouvelles fleurs ont été imprimées par Simon Raçon à Paris. Doit-on également voir une corrélation avec le nombre d'exemplaires comportant des rousseurs sur cette seconde édition, qui s'expliquerait par une moins bonne qualité de papier et qui rend ceux dépourvus de rousseur d'une grande et précieuse rareté ?
 
 
« Les Fleurs du Mal ont deux visages. Au troisième il est permis de rêver »
Lorsque Claude Pichois rassemble les œuvres de Baudelaire pour La Pléiade, il doit faire un choix entre les trois éditions des Fleurs du mal, la première de 1857, celle revue par l'auteur en 1861 et la dernière parue juste après la mort de Baudelaire en 1868.
Bien qu'étant la plus complète, comprenant 25 poèmes de plus que la seconde, la troisième édition ne peut être prise pour modèle, car son architecture et peut-être le choix même des poèmes inédits ne sont pas, avec certitude, le résultat d'une volonté auctoriale. L'édition de 1868 est donc « en partie originale », car augmentée de poèmes composés par Baudelaire après 1861 en vue d'une nouvelle édition. Mais cette édition "définitive" sera établie après la mort du poète et, en l'absence de ses directives, les nouveaux poèmes seront sélectionnés et disposés par son ami Théodore de Banville.
 
La première édition de 1857, mythique, historique, ne peut, bien entendu, être détrônée de son statut d'édition princeps.
Riche de ses célèbres coquilles (soigneusement corrigées à la main sur les premiers exemplaires offerts par l'auteur), de ses poèmes condamnés (et donc absents de la seconde édition), mais surtout de sa mise en forme pensée, travaillée, modifiée et corrigée sans cesse jusqu'aux dernières épreuves (et jusqu'à rendre fou son bienveillant éditeur, le pauvre « Coco mal perché » que Baudelaire épuisa de remarques et de critiques),  la  « 1857 » est sans conteste un inaltérable monument de l'histoire littéraire et poétique universelle, dont les exemplaires non expurgés des poèmes condamnés constituent une des pièces maitresses des collections bibliophiliques.  
 
Pourtant, elle ne pouvait être désignée comme représentante unique du chef-d'œuvre de Baudelaire, tant le poète devait la repenser entièrement dans les années suivantes.
Loin d'un simple recueil de poèmes, Les fleurs du mal est une œuvre construite selon une logique narrative unique dans l'histoire de la poésie. Poulet-Malassis l'a appris à ses dépens, Baudelaire conçoit son livre comme une œuvre plastique autant que littéraire. Divisée en sections explicites, Spleen et idéal, Fleurs du mal, Révolte, Le Vin, La mort mais également en cycles implicites (notamment consacrés aux femmes aimées), l'œuvre de Baudelaire se déploie au fil de poèmes liés entre eux par une invisible filiation pour composer un récit autant qu'un tableau. La suppression des poèmes condamnés rompt cette subtile diégèse picturale et contraint Baudelaire à repenser entièrement son œuvre.
 
La seconde édition devient ainsi l'occasion d'une œuvre entièrement nouvelle. Baudelaire conçoit donc un agencement différent, écrit de nouveaux poèmes d'articulation, modifie la plupart des poèmes anciens et compose une nouvelle fin. C'est cette édition de 1861 que le lecteur moderne connait. C'est elle qui sera choisie par les éditeurs de la Pléiade, dès la première publication des œuvres de Baudelaire en 1931. Elle restera le modèle de toutes les éditions ultérieures.
 
Entre 1857 et 1861, Baudelaire travaille intensément sur son œuvre majeure. Il entreprend d'abord de simplement remplacer par six nouveaux poèmes ceux amputés par la censure, mais dès novembre 1858, il écrit à Poulet-Malassis : « Je commence à croire qu'au lieu de six fleurs, j'en ferai vingt. ». C'est le début d'une véritable réécriture du recueil et d'une recomposition complète de sa structure. Des poèmes aussi importants que La musique, La servante au grand cœur, La Beauté ou Quand le ciel bas et lourd, ne sont aujourd'hui connus que sous leurs formes définitives de 1861 très différentes de la première composition.
 
Mais Baudelaire entreprend surtout d'augmenter son œuvre de plus d'un tiers et ajoute ainsi entre 1857 et 1861 trente-cinq nouveaux poèmes dont certains figurent parmi les plus importants de Baudelaire.
Ainsi l'Albatros, symbole intemporel du poète maudit, fut en partie composé durant la jeunesse de Baudelaire, mais ne parait que dans cette édition de 1861 où il prend la place du fade Soleil, (relégué aux tableaux parisiens). Il devient ainsi le troisième poème du recueil et le pilier de l'œuvre nouvelle. Réponse directe à la censure de 57, il forme avec ses deux prédécesseurs, Au lecteur et Bénédiction, l'infernal cercle baudelairien : Souffrance, malédiction et incompréhension.
 
De même, l'absence des Bijoux, dont la sensualité insulta les censeurs, fut habilement voilée par l'ajout du Masque, dans lequel la femme, devenue statue, pleure son esthétisation statique « dans le goût de l'antique ». Cependant, il fallait à Baudelaire un plus sulfureux Hymne à la beauté. C'est sous ce titre qu'il introduit cette apologie d'une divinité affranchie du bien, du mal et des censures bigotes.
Pourtant, il semble que pour Baudelaire ces deux poèmes ne remplacent pas entièrement « la candeur unie à la lubricité » des Bijoux. Ils ne sont que l'annonce d'une nouvelle « toison, moutonnant jusque sur l'encolure », qui s'épanouira sur deux pages à la suite du Parfum exotique. La chevelure, cet autre chef-d'œuvre de la poésie sensuelle, est ainsi née, à l'instar de l'Aphrodite de Botticelli, de cette nouvelle vague de fleurs.
 
Puis, sans autre excuse de poème à remplacer, apparaît un court Duellum suivi d'un Possédé capital et de quatre Fantôme[s]. Les Fleurs de 61 prend alors son essor et acquiert sa personnalité propre, indépendante de son aînée. C'est d'ailleurs en adressant le sulfureux Possédé à Poulet-Malassis que Baudelaire décide que la réédition des Fleurs deviendra une œuvre nouvelle, qui ne tirera aucune leçon des déboires judiciaires de son aînée comme en témoigne la réaction du poète à la légitime inquiétude de son éditeur : « Je ne croyais pas que ce misérable sonnet pût ajouter quelque chose à toutes les humiliations que Les Fleurs du mal vous ont fait subir. Il est possible, après tout, que la tournure subtile de votre esprit vous ait fait prendre 'Belzébuth' pour le con et le 'poignard charmant' pour la pine ».
 
Libéré de la tâche aride de commettre de simples poèmes de substitution, Baudelaire repense entièrement son œuvre à l'aune de sa maturité poétique et de ses amours pathétiques. La rupture avec la Présidente, la déchéance de Jeanne Duval, la trahison de Marie Daubrun, transforment sa conception du Spleen et de l'Idéal. Se jouant de la censure, il remplace la sexualité criminelle de Celle qui est trop gaie par une autre blessure, celle du poignard phallique du Possédé. Puis il règle ses comptes avec Madame Sabatier en concluant le cycle qu'il lui a consacré par un Semper Eadam (toujours la même) très explicite : « Quand notre cœur a fait une fois sa vendange, / Vivre est un mal (...) et bien que votre voix soit douce, taisez-vous ! ».
Baudelaire avait lui-même avoué à la vénérée Présidente que son amour pour elle était tout entier révélé dans Les Fleurs de 57 : « Tous les vers compris entre la page 84 et la page 105 [de Tout entière au Flacon] vous appartiennent. » (Lettre à Mme Sabatier, 18 août 1857) et que deux d'entre eux étaient « incriminés » par « les misérables » magistrats (Tout entière, finalement épargné et À celle qui est trop gaie).
Déjà, il lui reprochait sa « malicieuse gaieté » qui devient dans Semper « taisez-vous ignorante ! âme toujours ravie ». La joie, leitmotiv de la représentation de la Présidente est ainsi, pour la première fois, condamnée. Ce nouveau poème étant, de surcroît, placé en tête du cycle, il imprime sa marque sur tous les autres.
Ainsi, contrairement à l'édition de 1857, dans laquelle la sacralisation de la femme idéale culmine en une profanation sacrificielle, le cycle Sabatier dans l'édition 1861 est marqué par la déception qui suit la possession de cette déesse qui se révèle trop humaine. Et l'œuvre se fait reflet de la confession de Charles à Apollonie, à peine leur relation consommée : « Il y a quelques jours, tu étais une divinité, ce qui est si commode, ce qui est si beau, si inviolable. Te voilà femme maintenant » (Lettre à Madame Sabatier, 31 août 1857).
Cette dualité entre idéalisation et déception, marque du poète, trouve alors sa complète réalisation dans la composition des Fleurs du mal de 1861.
Le plus explicite témoignage de cette mutation radicale se relève sur les exemplaires offerts à Madame Sabatier. L'édition de 1857 portait cette dédicace : « À la Très Belle, à la Très-Bonne, à la Très Chère. / Que ce soit dans la Nuit et dans la Solitude, / Que ce soit dans la rue et dans la multitude, / Son fantôme dans l'air danse comme un Flambeau / Tout mon Être obéit à ce vivant Flambeau ! / C.B. ». L'exemplaire de 1861 témoignera d'une toute autre relation : « À Madame Sabatier, Vieille amitié, C.B »
Ce vent de désacralisation souffle également sur les poèmes anciens du cycle qui se trouvent transformés par de subtiles mais signifiantes modifications :
Un passé simple remplaçant le passé composé fige le poème Tout entière dans un temps révolu. L' « Ange Gardien » de Que diras tu ce soir perd une majuscule, modifiant drastiquement le sens de ce 'gardien'. Enfin, dans Le Flambeau Vivant qui servit avec le précédent à composer la dédicace de 1857, les « feux diamantés » des yeux de l'aimée se « secou[e]nt », mais ne « suspend[e]nt » plus le regard du poète, tandis que le soleil perd son unicité pour n'être plus qu'un synonyme d'étoiles.
Sa Confession se fait plus explicite encore : Les tirets, signes typographiques chers à Baudelaire marquant l'intervention du poète, disparaissent, remplacés par des parenthèses et de simples virgules, et l'analogie avec la « danseuse (...) froide » se mue en identité :
 
57 : Une fois, une seule, aimable et douce femme,
À mon bras votre bras poli
S'appuya ; — sur le fond ténébreux de mon âme
Ce souvenir n'est point pâli.
(...)
Que c'est un dur métier que d'être belle femme,
— Qu'il ressemble au travail banal
De la danseuse folle et froide qui se pâme
Dans un sourire machinal ;
 
61 : Une fois, une seule, aimable et douce femme,
À mon bras votre bras poli
S'appuya (sur le fond ténébreux de mon âme
Ce souvenir n'est point pâli) ;
(...)
Que c'est un dur métier que d'être belle femme,
Et que c'est le travail banal
De la danseuse folle et froide qui se pâme
Dans un sourire machinal ;
 
Par cette réécriture, Baudelaire ne modifie pas le sens de ses poèmes au gré de ses déboires amoureux, il insuffle au sein même de l'idéal la fêlure du Spleen, et sa poésie affranchie des désirs du poète se libère de son pesant modèle vivant pour devenir universelle.
 
À la cristallisation stendhalienne autour de la Présidente répondait une diabolisation tout aussi fantasmatique de l'autre grande passion de Baudelaire, Jeanne Duval.  Frappée d'hémiplégie en 1859, elle n'est plus désormais « le vampire » qui, dans l'édition de 1857, « comme un hideux troupeau de démons, vin[t], folle et parée ». Devenue en 61 « forte comme un troupeau », elle conquiert une place majeure dans le recueil par l'ajout de poèmes puissants dont Duellum, par lequel Charles, sans renoncer à la constitutive violence de leur amour, suit l'infortunée en enfer : « Roulons-y sans remords, amazone inhumaine, Afin d'éterniser l'ardeur de notre haine ! ». Mais c'est surtout à travers la suite Un Fantôme, nouvellement composée, que le poète rend le plus bel et tragique hommage à son amante déchue. Les ténèbres, où il « reconnai[t] [s]a belle visiteuse : C'est Elle ! noire et pourtant lumineuse ». Le parfum, au « Charme profond, magique, dont nous grise /Dans le présent le passé restauré ! ». Le cadre, dans lequel l'aimée conserve « Je ne sais quoi d'étrange et d'enchanté / En l'isolant de l'immense nature ». Et enfin Le portrait, par lequel le poète, perdant sa naïve ironie d'Une charogne, observe la réalité de la mort qui s'installe dans le corps de son amante :
« De ces baisers puissants comme un dictame,
De ces transports plus vifs que des rayons,
Que reste-t-il ? C'est affreux, ô mon âme !
Rien qu'un dessin fort pâle, aux trois crayons »
 
Alors que Baudelaire, se délectait de la contemplation de « la vermine qui vous mangera de baiser » et cependant « gard[ait] la forme et l'essence divine de [s]es amours décomposés », Charles, confronté à la déchéance réelle de Jeanne, se révolte contre la mort : 
« Noir assassin de la Vie et de l'Art,
Tu ne tueras jamais dans ma mémoire
Celle qui fut mon plaisir et ma gloire ! »
 
C'est enfin au tour de Marie Daubrun de déployer ses ailes féminines sur les fleurs maladives de son malheureux amant, avec l'apparition d'un des plus beaux poèmes du recueil : Chant d'automne.
Rendu notamment célèbre par l'Opus 5 de Gabriel Fauré, ce poème emblématique de l'univers baudelairien deviendra une source d'inspiration d'œuvres majeures de la littérature dont La Chanson d'automne de Verlaine et L'Automne de Rainer Maria Rilke.
Mais c'est sans doute Marcel Proust, grand lecteur des Fleurs, qui doit à ce Chant sa plus grande émotion poétique. « Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre, / Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer. » sont, d'après Antoine Compagnon, les vers les plus cités à travers toute l'œuvre de Proust. Ainsi dans A l'ombre des jeunes filles en fleurs : « Me persuadant que j'étais « assis sur le môle » ou au fond du « boudoir » dont parle Baudelaire, je me demandais si son « soleil rayonnant sur la mer » ce n'était pas — bien différent du rayon du soir, simple et superficiel comme un trait doré et tremblant — celui qui en ce moment brûlait la mer comme une topaze ». C'est encore un poème de 1861 qui apparaitra dans Sodome et Gomorrhe :  « leurs ailes de géant les empêchent de marcher » dit Mme de Cambremer confondant les mouettes avec les albatros ».
 
Mais Marie l'infidèle ne peut pas être circonscrite à « la douceur éphémère d'un glorieux automne », et Baudelaire devait également lui « bâtir (...) un autel souterrain au fond de [s]a détresse ». C'est ainsi que nait le poème À une Madonne qui, en 1861, clôt par le crime le cycle Daubrun :
« pour mêler l'amour avec la barbarie,
Volupté noire ! des sept Péchés capitaux,
Bourreau plein de remords, je ferai sept Couteaux
Bien affilés, et, comme un jongleur insensible
Prenant le plus profond de ton amour pour cible
Je les planterai tous dans ton Cœur pantelant,
Dans ton Cœur sanglotant, dans ton Cœur ruisselant ! »
 
C'est donc dans l'édition de 1861 que les trois grandes figures féminines des Fleurs, l'ange Apollonie, le démon Jeanne et la trop humaine Marie, acquièrent leur pleine dimension poétique, cependant que Charles, amant maudit, rejetait l'une, perdait l'autre et n'attendait plus rien de la dernière.
Cette triple rupture poétique ouvre la voie à d'autres formes amoureuses et poétiques. Le cycle des autres muses s'enrichit ainsi de trois nouveaux poèmes dont Chanson d'après-midi, le seul entièrement composé en heptasyllabes. Ce mètre impair, véritable révolution poétique qui avait disparu depuis le moyen-âge (à l'exception de deux poèmes de La Fontaine), sera repris par Rimbaud (« Honte ») et célébré par Verlaine (« De la musique avant toute chose, / Et pour cela préfère l'Impair ». Enfin, le mystérieux Sonnet d'Automne achevant ce cycle semble réunir en une marguerite (la fleur de l'incertitude amoureuse), tous les pétales des femmes aimées : Les yeux de Marie, « clairs comme le cristal », l'agaçante gaieté de la Présidente « sois charmante et tais-toi » et le « spectre fait de grâce et de splendeur » de Jeanne Duval devenue « ma si blanche (...) ma si froide marguerite ».
Cette alchimie qui fait de toutes les femmes un seul poème, traduit la maturité poétique de Baudelaire et libère ses fleurs de leurs pesantes racines.
 
Parmi les autres poèmes nouveaux de Spleen et Idéal, chacun mériterait une attention particulière :
-Une gravure fantastique qui fut écrit sur presque dix ans.
-Obsession dont la dernière strophe semble avoir directement inspiré Mon rêve familier de Verlaine paru cinq ans plus tard :
« Mais les ténèbres sont elles-mêmes des toiles
Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers,
Des êtres disparus aux regards familiers. »
-Le goût du néant, « l'une des pièces les plus désespérées de Baudelaire » selon Claude Pichois.
-Alchimie de la Douleur, inspirée par Thomas De Quincey dont Baudelaire venait de traduire Un mangeur d'opium
-Horreur Sympathique, en référence à Delacroix.
Et c'est encore avec un nouveau poème composé en 1860 que Baudelaire choisit de clore cette section :
-L'Horloge, superbe memento mori, l'un des plus anciens thèmes poétiques, revu par l'alchimie baudelairienne, c'est-à-dire sans aucun hédonisme autre que la création artistique :
« Remember ! Souviens-toi, prodigue ! Esto memor !
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or ! »
 
La section Tableaux parisiens, aujourd'hui considérée comme constitutive des Fleurs du mal et une spécificité de la poésie de Baudelaire, est absente de l'édition de 1857. Elle fut créée par le poète pour l'édition de 1861 et composée de 18 poèmes dont la majorité étaient inédits. C'est dans cette nouvelle section qu'apparaît « le plus beau peut-être des poèmes de Baudelaire par sa profondeur et ses résonnances », Le Cygne. Dans l'édition de la Pléiade, Pichois consacre cinq pages d'étude à ce chef-d'œuvre de modernité. Cependant les poèmes suivants ne sont pas en reste puisqu'on compte pami eux plus d'un diamant : Les petites vieilles et les sept vieillards, dédiés à Victor Hugo, À une passante, Danse macabre, poème le plus diffusé du vivant de Baudelaire, et Rêve parisien, avant-dernier poème qui structure la section des Tableaux et plus éclatant modèle du romantisme urbain créé par Baudelaire.
 
Enfin, si nul ne peut envisager Les Fleurs du Mal sans sa fin d'apothéose, c'est grâce à cette seconde édition et aux trois poèmes inédits que Baudelaire ajoute après La mort des artistes. La fin de la journée (qui n'est jamais paru en revue), Le rêve d'un curieux et surtout Le Voyage dont les 144 vers nourriront la glose des chercheurs et l'imaginaire des poètes du XXème siècle. Alors que l'édition de 57 s'achevait sur une triple mort, Les Fleurs de 61 annoncent une triple résurrection. Ces trois poèmes signent en effet la victoire du poète sur le terrible « Ennui » qui ouvre le recueil « dans un bâillement [qui] avalerait le monde ». En 1861, la mort n'est plus une fin. Le poète s'y précipite : « Je vais me coucher sur le dos / Et me rouler dans vos rideaux, / Ô rafraîchissantes ténèbres ! », mais ce n'est que pour se relever : « J'étais mort sans surprise, et la terrible aurore / M'enveloppait. — Eh quoi ! n'est-ce donc que cela ? / La toile était levée et j'attendais encore. ».
Dès lors commence pour le poète le véritable voyage, au-delà des limites de la vie réelle et des artifices du rêve, dont il a cueilli toutes les fleurs :
 
« Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l'ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu'il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau ! »
 
Considérer l'édition de 1861 comme une simple édition enrichie consiste à lire Les fleurs du mal, « auquel [il a] travaillé 20 ans » (lettre à sa mère, 1er avril 1861) comme un simple recueil de poèmes. C'est surtout ignorer la volonté même du poète comme il l'a clairement exprimée auprès d'Alfred Vigny, en lui adressant cette seconde édition : « Voici les Fleurs, (...). Tous les anciens poèmes sont remaniés. (...) Le seul éloge que je sollicite pour ce livre est qu'on reconnaisse qu'il n'est pas un pur album et qu'il a un commencement et une fin. Tous les poèmes nouveaux ont été faits pour être adaptés à un cadre singulier que j'avais choisi. ». (12 décembre 1861)
Comme l'écrivent Claude Pichois et Jean Ziegler dans la biographie qu'ils consacrent au poète : « Les Fleurs de 1861 constituent une édition originale presque au même titre que celles de 1857. Elles ne contiennent pas seulement un tiers de poèmes en plus. Leur structure a été réorganisée et souvent la valeur de situation des pièces a changé ; enfin les sections passent de cinq à six, selon un ordre qui a été modifié. (...) Ce sont les Fleurs du mal de 1861 qui constituent Baudelaire en l'un des chefs de file des nouvelles générations ».
 
À eux seuls, les nouveaux poèmes et la restructuration de l'œuvre élèvent ainsi cette nouvelle édition au rang d'œuvre originale.
Mais derrière l'importance des nouveaux poèmes se cache une autre révolution poétique, comme l'annonce Charles à sa mère, révélant l'importance de cette nouvelle œuvre : « Les Fleurs du mal sont finies. On est en train de faire la couverture et le portrait. Il y a 35 pièces nouvelles, et chaque pièce ancienne a été profondément remaniée. » (1er janvier 1861)
 
L'annonce de la réécriture des poèmes anciens est à peine exagérée. Sur les 94 poèmes de la première édition, 55 ont été remaniés.
Certains comportent des corrections d'apparence discrètes : lettres, tirets, pluriels, ponctuations. Elles exercent pourtant une influence majeure sur le rythme et la lecture du poème.
Les tirets cadratins en particulier qui structurent beaucoup de poèmes de 1857, disparaissent en grande partie dans l'édition de 1861. Ces multiples « voix » sont ainsi abandonnées et seuls les possesseurs de l'édition de 1857 connaissent aujourd'hui leur importance dans la construction primitive de la poésie baudelairienne. Confessions (sept tirets dans la 57), Harmonies du Soir (six tirets), Le Flacon (neuf tirets), n'en comportent plus dans l'édition de 61. Le Balcon conserve l'un de ses trois tirets, mais s'enrichit de nombreux points qui rompent la fluidité du poème.
D'autres poèmes présentent de véritables mutations de sens et de symbolique par la substitution d'un mot ou d'un vers entier, tels que la majuscule à « juive » qui transforme l'amante Sara en représentante absolue de l'altérité, miroir du poète et de Jeanne, son autre amante à laquelle elle est comparée, mulâtresse à « la triste beauté ». Dans Le poison, ce sont les propriétés même du plus important paradis artificiel qui sont repensées par la modification d'un verbe.
 
57 : L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes,
Projette l'illimité,
61 : L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes,
Allonge l'illimité,
 
A côté de ces subtils glissements de sens, certains poèmes subissent un profond remaniement stylistique sans lequel Les Fleurs du mal ne serait sans doute pas devenu ce chef-d'œuvre intemporel.
Des poèmes comme J'aime le souvenir de ces époques nues ne sont véritablement aboutis que dans la version de 61 :
 
57 : J'aime le souvenir de ces époques nues,
Dont le soleil se plaît à dorer les statues.
 
61 : J'aime le souvenir de ces époques nues,
Dont Phœbus se plaisait à dorer les statues.
 
57 : L'homme élégant, robuste et fort, avait le droit
D'être fier des beautés dont il était le roi,
 
61 : L'homme, élégant, robuste et fort, avait le droit
D'être fier des beautés qui le nommaient leur roi ;
 
57 : À l'aspect du tableau plein d'épouvantement
Des monstruosités qui voile un vêtement ;
Des visages manqués et plus laids que des masques ;
De tous ces pauvres corps, maigres, ventrus ou flasques,
Que le Dieu de l'utile, implacable et serein,
Enfants, emmaillotta dans ses langes d'airain ;
 
61 : Devant ce noir tableau plein d'épouvantement.
Ô monstruosités pleurant leur vêtement !
Ô ridicules troncs ! torses dignes des masques !
Ô pauvres corps tordus, maigres, ventrus ou flasques,
Que le dieu de l'Utile, implacable et serein,
Enfants, emmaillota dans ses langes d'airain !
 
 
De même Bénédiction :
 
57 : Sa femme va criant sur les places publiques :
« Puisqu'il me trouve belle et qu'il veut m'adorer,
Je ferai le métier des idoles antiques,
Que souvent il fallait repeindre et redorer ;
Et je veux me soûler de nard, d'encens, de myrrhe,
 
61 : Sa femme va criant sur les places publiques :
« Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer,
Je ferai le métier des idoles antiques,
Et comme elles je veux me faire redorer ;
Et je me soûlerai de nard, d'encens, de myrrhe,
 
Ou À une mendiante rousse :
 
57 : Ma blanchette aux cheveux roux,
(...)
Tu portes plus galamment
Qu'une pipeuse d'amant
Ses brodequins de velours
Tes sabots lourds.
(...)
Ton sein plus blanc que du lait
Tout nouvelet ;
(...)
Et reluquant ton soulier
Sous l'escalier,
(...)
Maint page ami du hasard,
 
61 : Blanche fille aux cheveux roux,
(...)
Tu portes plus galamment
Qu'une reine de roman
Ses cothurnes de velours
?Tes sabots lourds.
(...)
Tes deux beaux seins, radieux
?Comme des yeux ;
(...)
Et contemplant ton soulier
?Sous l'escalier,
(...)
Maint page épris du hasard,
 
 
Pareillement, le si bien nommé poème La beauté comporte en 57 quelques étonnantes faiblesses :
57 :  Les poètes devant mes grandes attitudes,
Qu'on dirait que j'emprunte aux plus fiers monuments,
Consumeront leurs jours en d'austères études ;
Car j'ai pour fasciner ces dociles amants
De purs miroirs qui font les étoiles plus belles :
Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !
 
61 : Les poëtes, devant mes grandes attitudes,
Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,
Consumeront leurs jours en d'austères études ;
Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,
De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :
Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !
 
Parfois, Baudelaire transforme également l'organisation des strophes, passant ainsi d'une rime croisée à une rime embrassée dans Je te donne ces vers :
 
57 : Je te donne ces vers afin que, si mon nom
Aborde heureusement aux époques lointaines,
Et, navire poussé par un grand aquilon,
Fait travailler un soir les cervelles humaines,
 
61 : Je te donne ces vers afin que si mon nom
Aborde heureusement aux époques lointaines,
Et fait rêver un soir les cervelles humaines,
Vaisseau favorisé par un grand aquilon,
 
Et dans Le Jeu, modifiant ici la rime elle-même.
 
57 :
Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles,
— Fronts poudrés, sourcils peints sur des regards d'acier, —
Qui s'en vont brimbalant à leurs maigres oreilles
Un cruel et blessant tic-tac de balancier ;
 
61 :
Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles,
Pâles, le sourcil peint, l'œil câlin et fatal,
Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles
Tomber un cliquetis de pierre et de métal ;
 
Mais c'est véritablement à travers quelques-unes des pièces majeures de son œuvre que les plus significatives réécritures font mesurer l'importance de cette « seconde » édition originale :
 
La musique :
57 :
La musique parfois me prend comme une mer !
Vers ma pâle étoile,
Sous un plafond de brume ou dans un pur éther,
Je mets à la voile ;

La poitrine en avant et gonflant mes poumons
De toile pesante,
Je monte et je descends sur le dos des grands monts
D'eau retentissante ;

Je sens vibrer en moi toutes les passions
D'un vaisseau qui souffre
Le bon vent, la tempête et ses convulsions

Sur le sombre gouffre
Me bercent, et parfois le calme, — grand miroir
De mon désespoir !
 
 
61 :
La musique souvent me prend comme une mer !
?Vers ma pâle étoile,
Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,
?Je mets à la voile ;

La poitrine en avant et les poumons gonflés
?Comme de la toile,
J'escalade le dos des flots amoncelés
?Que la nuit me voile ;

Je sens vibrer en moi toutes les passions
?D'un vaisseau qui souffre ;
Le bon vent, la tempête et ses convulsions

?Sur l'immense gouffre
Me bercent. D'autre fois, calme plat, grand miroir
?De mon désespoir !
 
Quand le ciel bas et lourd, dernier et plus emblématique poème du « Spleen » baudelairien, auquel le linguiste Roman Jakobson a consacré une longue analyse structuraliste, est également profondément remanié. La puissance symbolique de sa fin doit ainsi beaucoup à la réécriture de 61:
 
57 :
— Et d'anciens corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; et, l'Espoir
Pleurant comme un vaincu, l'Angoisse despotique
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
 
61 :
— Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
 
Le premier vers de La servante au grand cœur qu'Apollinaire, selon Cocteau, qualifiait de « vers événement » eut-il reçu cette suprême reconnaissance d'un pair, si Baudelaire avait conservé la strophe de 57 :
 
57 :
La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse
— Dort-elle son sommeil sous une humble pelouse ? —
Nous aurions déjà dû lui porter quelques fleurs.
Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs,
 
61 :
La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse,
Et qui dort son sommeil sous une humble pelouse,
Nous devrions pourtant

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